L’apogée médiévale
Tandis que la puissance de la papauté atteint son zénith et connaît la tentation totalitaire, deux nouveaux ordres, les franciscains et les dominicains, revendiquent une pauvreté absolue et prêchent l’Evangile sur les routes. La théologie trouve des bases rationnelles en intégrant le système aristotélicien, réinterprété par Thomas d’Aquin et Albert le Grand.
C’est avec pompe et grandeur que le pape Innocent III (1198-1216) ouvre le XIIIe siècle. Pour nous en convaincre, lisons ces quelques lignes de sa plume: «L’Eglise m’a apporté une dot précieuse entre toutes, à savoir la plénitude du pouvoir spirituel et l’étendue des possessions temporelles avec une foule de richesses […]. De même que la lune reçoit sa lumière du soleil, de même le pouvoir royal reçoit de l’autorité pontificale la splendeur de sa dignité. La plénitude du pouvoir que nous avons reçue de celui qui est le Père des miséricordes, nous devons en user d’abord en faveur de ceux avec lesquels il faut agir avec miséricorde.»
Jamais auparavant un pape n’avait osé se prétendre vicaire (c’est-à-dire «lieutenant») du Christ sur terre comme Innocent III l’a fait. Bien sûr, au fil des siècles, le pouvoir de la papauté s’était étoffé et ses revendications temporelles avaient trouvé des prises, notamment depuis la réforme conduite par Grégoire VII au XIe siècle. Les souverains pontifes n’en restaient pas moins les représentants du seul saint Pierre. En se proclamant vicaire du Christ, Innocent III franchit un pas décisif dans l’affirmation de l’autorité pontificale, qui atteint avec lui son apogée. Une autorité que certains de ses successeurs, notamment Innocent IV (1243-1254) et Boniface VIII (1294-1303), transformeront en autoritarisme et en prétentions absolutistes. Si ces deux papes ont cherché à mettre l’Eglise au service de la papauté et de leur puissance personnelle, Innocent III a, lui, voulu servir les intérêts de l’Eglise, disent les historiens, même s’il a été parfois maladroit.
Affirmant la primauté du spirituel sur le temporel, Innocent III intervient avec force dans la politique européenne du XIIIe siècle, héritant du conflit entre le Saint-Siège et l’Empire que lui avaient légué ses prédécesseurs. Il se pose en véritable arbitre des conflits politiques, prétend imposer le nouvel empereur de son choix, rencontre l’hostilité des princes allemands. Il croise le fer avec l’empereur Frédéric II au sujet de la Sicile, qu’il souhaite faire entrer dans la sphère d’influence de la papauté afin que celle-ci ne soit pas complètement encerclée par l’Empire.
Les successeurs d’Innocent III devront aussi se confronter à l’Empire. Si les rois et les empereurs de l’Europe ont admis la théocratie à certains moments de l’histoire, le rapport de force basculera au XIIIe siècle en faveur du pouvoir temporel. A l’humiliation à laquelle consent en 1077 l’empereur Henri IV devant le pape Grégoire VII à Canossa répond l’outrage que Philippe le Bel, par l’intermédiaire de Guillaume de Nogaret, inflige au pape Boniface VIII à Anagni en 1303. La papauté, trop préoccupée de questions politiques et de son propre pouvoir, perdra une partie de son autorité morale et entrera en crise au XIVe siècle.
La chrétienté unifiée, l’évangélisation de ce qui constitue l’Europe d’aujourd’hui accomplie, la papauté s’en prend à tout ce qui lui résiste, comme les juifs et les cathares. En 1215, le quatrième concile du Latran élabore des lois discriminatoires à l’encontre des premiers et leur impose le port d’un habit spécial qui les rende reconnaissables en tout temps. S’ensuivent nombre de vexations et l’apparition des ghettos. Quant à l’hérésie représentée par les cathares, implantée dans le midi et le nord de la France, la méthode forte est mise en œuvre pour l’extirper.
En 1208, Innocent III appelle à la croisade contre les Albigeois (la ville d’Albi était le centre du mouvement cathare). La population de Béziers, réfugiée dans la cathédrale, est massacrée le 21 juillet 1209. Mais il en faut plus pour tuer l’hérésie, qui continue à se propager. Les papes du XIIIe siècle recourent alors à l’Inquisition. D’abord séculière, elle est pleinement prise en charge par la papauté dans les années 1230. Grégoire IX intègre la législation existante dans le Droit canon et institue le tribunal de l’Inquisition. Si la recherche des hérétiques, l’enquête et le jugement relèvent de l’Eglise, l’exécution de la peine revient au pouvoir séculier. Tandis que les bûchers flambent, la torture est autorisée dès 1252 pour extraire les aveux des hérétiques.
L’Inquisition était menée par les dominicains et justifiée par de grands théologiens tels que saint Thomas d’Aquin. Même si les tribunaux de l’Inquisition n’envoient au bûcher qu’une petite partie des accusés qui tombent entre leurs mains, l’Eglise, la papauté et de nombreux chrétiens semblent avoir oublié les principes élémentaires de l’Evangile, et cédé à une tentation totalitaire. «Croisade albigeoise et Inquisition mettent en évidence la fracture interne de la Chrétienté gothique et l’impossibilité pour l’Eglise, même en une époque d’adaptation et d’ouverture, à échapper au totalitarisme chrétien», écrit Jacques Le Goff.
L’historien catholique Jean Comby renchérit: «Sous certains aspects, la Chrétienté était un régime sinon totalitaire, du moins totalisant et contraignant. Pour sa survie, elle a utilisé les moyens de la justice du temps, la torture et la mort.» Notons que Jean Paul II, dans sa volonté de faire l’examen de conscience de l’Eglise avant son entrée dans le troisième millénaire, est le premier pape à avoir reconnu explicitement en 1994, dans un message aux cardinaux, que l’Inquisition était un épisode sombre de l’histoire du christianisme.
Si, en ce XIIIe siècle, la papauté rêve de puissance et de gloire, d’autres souhaitent un retour radical à la lettre de l’Evangile et à la pauvreté du Christ. Ainsi François d’Assise, fils d’un riche marchand d’Ombrie, né vers 1181. Il abandonne vers 1205 sa jeunesse aisée consacrée aux femmes et aux armes après avoir rencontré un lépreux et reconnu en lui le Christ. D’abord ermite, il part ensuite sur les routes pour proclamer la bonne nouvelle. Quelques «frères» le rejoignent. Ils vivent dans la pauvreté la plus totale, ne possèdent rien, travaillent et mendient pour subsister. En 1209, Innocent III approuve ce nouveau mode de vie. François d’Assise n’avait pas l’intention de fonder un nouvel ordre. Le quatrième concile du Latran (1215) l’interdira d’ailleurs expressément.
Pourtant, sous la pression des milliers de frères qui suivent François, celui-ci se voit obligé de rédiger une règle en 1221, modifiée en 1223. De nombreuses femmes éprouvent le besoin et l’envie de vivre comme saint François. Sainte Claire d’Assise est son pendant féminin. Malgré les divisions et les disputes qui ont entaché l’ordre, dont les membres se déchirèrent autour de l’application du concept de pauvreté, les franciscains furent des missionnaires audacieux qui portèrent inlassablement et courageusement l’Evangile sur les routes inexplorées de l’Orient et de l’Extrême-Orient.
Parallèlement à François, Domi-nique, né en Espagne vers 1170, adopta la pauvreté comme mode de vie et de conversion. Etabli dans le Languedoc, il vécut parmi les Albigeois, et comprit rapidement que seule une attitude conforme à la lettre de l’Evangile pouvait ramener dans le giron de l’Eglise catholique des hérétiques répugnés par le faste et la richesse des envoyés du pape. Innocent approuva le projet de Dominique, qui prit la règle de saint Augustin et mit l’instruction théologique à l’honneur dans son ordre.
Des rangs des franciscains et des dominicains sont issus les plus grands génies théologiques de l’époque, qui vit l’épanouissement de l’université et de la scolastique. Cette dernière est généralement associée au nom de Thomas d’Aquin. Ce dominicain adopta le système aristotélicien comme base de la pensée chrétienne et le réinterpréta à la lumière des Ecritures. Thomas d’Aquin avait été l’élève d’Albert le Grand qui, le premier, avait commenté Aristote pour l’intégrer à la théologie. Aristote fut dégagé d’une lecture exclusivement chrétienne par Siger de Brabant. Ce professeur étudia le philosophe sans vouloir le mettre au service de la religion. Une telle liberté ne manqua pas d’être combattue par Thomas d’Aquin et le franciscain saint Bonaventure, et de faire frémir l’évêque de Paris, qui condamna l’enseignement de Siger de Brabant en 1270.
Le XIIIe siècle a conduit à leur apogée les tendances déjà présentes durant le XIIe siècle. Des sommets ont été atteints dans tous les domaines. Mais les germes du déclin qui se déploiera au XIVe siècle sont bien présents: échec des croisades malgré les efforts de saint Louis, prétentions démesurées de la papauté, intolérance, violence et laxisme.
Par Patricia Briel, www.letemps.ch
Dates jalon
1201-1204 | Quatrième croisade |
1204 | Sac de Constantinople par les croisés |
1209 | Première croisade contre les Albigeois |
1219 | Cinquième croisade |
1221 | Mort de saint Dominique |
1226 | Mort de saint François |
1226-1270 | Règne de saint Louis |
1227 | Mort de Gengis Khan |
1232 | Grégoire IX institue l’Inquisition |
1237-1241 | Les Mongols envahissent l’Europe |
1244 | Perte définitive de Jérusalem |
1248-1251 | Sixième croisade, menée par saint Louis |
1257 | Robert de Sorbon fonde un collège à Paris (la Sorbonne) |
1261 | Les Grecs reprennent Constantinople |
1274 | Second concile de Lyon et réunion avec les Grecs |
1291 | Fin du royaume de Jérusalem |